Pourquoi une approche de l’orientation professionnelle axée sur la justice sociale est-elle importante au temps du coronavirus?

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Thank you to Simon Viviers for translating our piece into French. For the English text see Why a social justice informed approach to career guidance matters in the time of the coronavirus. It is also available in Danish, German, Portuguese and Spanish.

Dans cet article, Tristram Hooley, Ronald Sultana et Rie Thomsen expliquent comment le coronavirus façonne nos carrières. Ils soutiennent que les gouvernements doivent reconnaître que le moment est critique pour soutenir l’orientation professionnelle, car la carrière des gens est gravement perturbée par le virus. Mais, poursuivent-ils, il ne suffit pas de gérer une crise. L’orientation professionnelle doit également aider les gens à comprendre la façon dont la politique et le pouvoir façonnent le monde de l’après-coronavirus. Dans une telle situation, nous devons réfléchir à la manière dont nous pouvons faire de la nouvelle normalité un monde plus juste, plus humain et plus durable.

Au cours des dernières années, nous avons écrit sur l’importance de soutenir les personnes et les communautés pour qu’elles élargissent leur vision de la carrière. La carrière n’est pas seulement synonyme du temps que nous passons sur le marché du travail à vendre notre temps au plus offrant. La carrière est plutôt un fil qui traverse votre vie en liant votre travail rémunéré, votre travail non rémunéré, l’éducation, le temps familial, les loisirs, la citoyenneté et tout le reste. Il s’agit d’explorer de nouvelles façons d’être humain dans l’Anthropocène, des façons qui sont respectueuses de soi tel qu’imbriqué symbiotiquement dans les communautés et dans des environnements, hélas, de plus en plus menacés.

Si le concept de “carrière” est le grand héros de notre histoire, alors le “néolibéralisme” a été le méchant. Les structures néolibérales et la façon dont la culture du néolibéralisme a colonisé notre pensée sont ce qui transforme la promesse potentiellement émancipatrice de la carrière (où vous déterminez ce que vous faites de votre vie) en un processus défini par l’individualisme, la compétition, l’insécurité, l’esclavage salarial et l’oppression.

Notre critique des écrits antérieurs sur la carrière a été qu’ils se sont concentrés sur les possibilités émancipatrices de l’agentivité et ont ignoré la façon dont l’économie politique façonne cette agentivité et vide les éléments de l’épanouissement personnel. La carrière au sein du néolibéralisme s’est transformée en rien de plus qu’une course folle qui, en fin de compte, est préjudiciable à notre propre humanité et très destructrice pour l’environnement au sens large.

La reconnaissance à la fois de l’importance de la carrière comme voie d’épanouissement de l’humain et du rôle que le néolibéralisme a joué dans l’anéantissement de l’espoir et la diminution des possibilités met au défi l'”orientation professionnelle”. Nous soutenons que fondamentalement l’orientation professionnelle est “une opportunité d’apprentissage ciblée qui aide les individus et les groupes à envisager et à reconsidérer le travail, les loisirs et l’apprentissage à la lumière de nouvelles informations et expériences et à prendre des mesures individuelles et collectives en conséquence” (extrait de l’ouvrage Career Guidance for Social Justice). Notre raisonnement a été que dans le genre de monde dans lequel nous vivons, l’orientation professionnelle peut soutenir l’épanouissement et l’émancipation de l’humain et aider les gens à défier et à transcender les mécanismes de domination néolibéraux. Nous ne voulons pas ignorer les défis du pouvoir et du contexte, ni chercher à rester neutres face à eux, car cela reviendrait à abandonner les promesses que l’orientation professionnelle fait aux citoyens, à savoir qu’elle peut les aider à vivre une vie qui a du sens.

Notre travail prend clairement racines dans la crise financière de 2007-2008. Bien sûr, nous nous appuyons sur une longue tradition de travail dans le domaine de la pédagogie critique et sur une tradition de travail plus courte sur l’orientation professionnelle radicale ou émancipatoire, mais la crise du néolibéralisme en 2008 et ses oscillations et stagnations subséquentes ont ouvert un espace pour un nouveau dialogue dans notre domaine. La rhétorique néolibérale, avec ses promesses de richesse et de consommation sans cesse croissantes, semblait de moins en moins susceptible d’être réalisée. En effet, ces promesses faites à l’individu se sont avérées être en réalité néfastes pour nous et pour l’écosystème que nous habitons. Depuis 2008, des idées radicales sur des modes alternatifs d’organisation de la société ont commencé à se répandre et, dans notre petit coin du monde, nous avons commencé à nous interroger sur le rôle que l’orientation professionnelle peut jouer dans ce débat mondial sur l’avenir, notre avenir.

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Pendant la période où nous avons écrit sur ces questions, le monde a connu un phénomène de plus en plus déroutant. D’un côté, nous avons les nouveaux dirigeants autoritaires (Trump, Orban, Modi), le Brexit, et la croissance de l’extrême droite nationaliste. De l’autre, nous voyons de nouvelles formes de résistance chez Greta Thunberg, Podemos, et les mouvements à gauche du parti travailliste britannique et des démocrates américains. Il a été assez difficile de donner un sens à ces spasmes du néolibéralisme tardif, mais dès le début de 2020, le coronavirus est entré en scène et toutes les règles de l’économie politique semblent être mises en pièces.

L’émergence de ce coronavirus semble venir de nulle part. Elle nous rappelle que les êtres humains ne sont pas les seuls acteurs sur la planète et que parfois des choses peuvent survenir qui ne sont le résultat d’aucune politique, d’aucun mouvement social ou même d’aucun système politique et économique. Elle a mis en évidence le fait que nous sommes vulnérables, que ce que nous prenons pour acquis dans le jeu de la vie comme nous le jouons actuellement peut s’effondrer assez rapidement, de manière globale et apparemment sans raison.

Pourtant, malgré la nature apparemment aléatoire de ce coronavirus, nous devrions prendre garde de ne pas le décontextualiser. Comme la spécialiste des pandémies Nita Madhav et ses collègues l’ont écrit en 2017, “la probabilité de pandémie a augmenté au cours du siècle dernier en raison de l’augmentation des déplacements et de l’intégration au niveau mondial, de l’urbanisation, des changements dans l’utilisation des terres et d’une plus grande exploitation de l’environnement naturel [traduction libre]”. De plus, ils notent que les pays dotés de systèmes de santé solides et d’une capacité à prendre des mesures systémiques concertées sont plus à même de faire face aux pandémies. Ils soulignent également certains des dangers d’une capacité mondiale inégale à gérer une pandémie, car notre force ne dépend que du maillon le plus faible de la chaîne.

Tout cela nous rappelle que si la pensée et l’action néolibérales n’ont pas causé ce coronavirus, le monde actuel est très sensible à de telles pandémies et catastrophes naturelles – une leçon que beaucoup d’entre nous ont tirée, ou auraient dû tirer, de l’ouragan Katrina et de ses conséquences en 2005. Les politiques néolibérales conçues pour “faire reculer l’État” et individualiser la responsabilité en matière de santé et de protection sociale réduisent inévitablement notre capacité à gérer collectivement des crises telles que les pandémies au niveau de la société lorsqu’elles surviennent. Comme l’a écrit l’économiste politique Will Davies dans le contexte de cette crise du coronavirus, “la fin du keynésianisme est si souvent perçue en termes budgétaires et monétaires. Mais c’était aussi épistémologique. L’État néolibéral a abandonné ses efforts pour gouverner collectivement, et ne sait plus comment le faire”. En ce moment, nous sommes témoins de différents types de réponses de la part des gouvernements des différents États. De ceux qui n’apportent aucune réponse politique claire à la crise aux gouvernements (tant dans les États providence que dans les économies plus libérales sur le plan fiscal) qui indemnisent les travailleurs inactifs et couvrent les coûts nécessaires au maintien des entreprises pendant que celles-ci “hibernent”, comme le disent les économistes Saez et Zucman de Berkely.

Tout cela a conduit au spectacle peu édifiant des dirigeants politiques du monde, complètement paniqués et incertains de la suite des événements. Alors que quelques idéologues comme le Britannique Ian Duncan Smith s’accrochent à l’idéologie néolibérale durant la pandémie, la plupart cherchent désespérément des outils qui pourraient leur permettre d’éviter l’effondrement social et économique. Cela a conduit à d’étranges réalignements, par exemple avec l’ancien candidat républicain à la présidence des États-Unis, Mitt Romney qui explore la possibilité d’un revenu universel de base, et la Corée du Sud qui reçoit des éloges internationaux pour les niveaux élevés d’intervention de l’État qui ont caractérisé la réponse de ce pays.

Il existe différents scénarios que nous pouvons modéliser sur les impacts à long terme de la pandémie. Dans le plus optimiste, nous sommes de retour à la “normale” d’ici l’été. Mais des modèles plus réalistes indiquent que même si la pandémie disparaît grâce à une solution technique miraculeuse, les dommages causés à l’économie seront probablement réels et importants. De nombreux restaurants, bars, compagnies aériennes et magasins auront fermé leurs portes pendant la période de distanciation sociale et ne pourront peut-être pas les rouvrir sans un soutien important de l’État et une stimulation économique. Une grande partie du travail hautement qualifié est en train de se déplacer en ligne et il n’est pas certain qu’il s’agira d’un changement à long terme, mais ce qui est clair, c’est qu’il y aura une bataille sur ce à quoi la nouvelle normalité va ressembler en termes de travail et de vie professionnelle.

Quelle est la place de la carrière et de l’orientation professionnelle dans tout cela ?

L’expérience de ce coronavirus a déjà connu l’un des changements les plus profonds et les plus collectifs dans nos carrières depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est particulièrement le cas lorsqu’on considère la prise de conscience croissante que nous avons atteint le point de bascule de l’urgence climatique, et que les notions de travail basées sur une économie en expansion constante sont, tout simplement et de manière irrévocable, insoutenables. La pandémie a donné le coup de grâce aux conceptions stables de la nature du travail, des loisirs, de la vie familiale et de la société. Une grande partie des conseils que nous aurions pu donner sur la façon de construire une carrière réussie peuvent tout maintenant être mis de côté. Dans un monde où aller au bureau, réseauter et assister à un entretien sont des choses du passé, l’orientation professionnelle doit réformer radicalement et rapidement ses messages. Sans compter que l’orientation professionnelle a toujours été plus faible lorsqu’il s’agit de formes de travail informelles et précaires. Pourtant, dans l’environnement actuel, les travailleurs précaires ont désespérément besoin d’aide et de soutien, car de nombreux secteurs d’activité dans lesquels ils travaillent se sont effondrés.

Si la principale menace de ce coronavirus est notre santé, la menace secondaire pour l’économie risque, à bien des égards, d’avoir un impact encore plus important. Nous pouvons nous attendre à une hausse du chômage, à une augmentation des réorientations professionnelles et à une modification du contenu des emplois. Avec la fermeture des écoles et la disparition des activités de loisirs, nous pouvons également nous attendre à ce que le travail devienne plus central dans la vie des gens et qu’il soit de plus en plus mêlé à la vie familiale. Il est également probable que nous assistions à l’émergence de nouvelles inégalités alors que les cols blancs, à l’exception des travailleurs de la santé qui restent en première ligne, échappent à la maladie derrière leur ordinateur portable, tandis que les cols bleus doivent continuer à affronter le monde extérieur.

Dans une telle situation, l’orientation professionnelle devrait être un service essentiel (voir aussi Emma Bolger à ce sujet). Comment allez-vous faire face aux changements de vos revenus potentiels, votre travail, votre vie familiale et sociale ? Quelles sont les bonnes stratégies pour faire face à ces changements, à la fois individuellement et collectivement ? Explorer différentes réponses à ces questions avec les citoyens est une tâche que les professionnels de l’orientation professionnelle peuvent assumer. L’orientation professionnelle peut servir de caisse de résonance pour la réflexion personnelle et de réservoir de connaissances socialement acquises. Évidemment, cela exige des professionnels de l’orientation qu’ils utilisent des formes de pratique en ligne, mais heureusement, il existe déjà beaucoup de pratiques sur lesquelles s’appuyer (ici et ici par exemple).

Il est également nécessaire que les gouvernements et les autres acteurs impliqués réagissent rapidement aux changements majeurs que ce coronavirus entraîne dans la vie des gens, sur les plans du travail, des apprentissages et des loisirs, et qu’ils reconnaissent que l’orientation professionnelle est exactement le type de soutien dont ils ont besoin. Que pensent les gens de la façon dont ils veulent vivre leur vie avec l’éducation, l’apprentissage et le travail dans le nouvel avenir ? Les gouvernements doivent financer l’orientation professionnelle parmi l’ensemble des mesures proposées en réponse à la crise.

De la crise à la transformation

Dans la situation actuelle, il serait très facile pour l’orientation professionnelle de passer en mode de gestion de crise et de se concentrer uniquement à aider les gens à s’adapter au processus de prise en charge pendant et après la pandémie. Une telle approche serait inévitablement axée sur l’adaptation et l’ajustement et risquerait de représenter le monde extérieur comme une réalité fixe et immuable. Les gens font l’expérience d’une nouvelle réalité pendant ce coronavirus. Ces expériences, aussi complexes soit-elles, pourraient être porteuses de quelque chose de désirable pour les individus et les communautés, quelque chose qu’ils souhaiteront poursuivre et mener plus loin.

La stratégie de distanciation sociale a créé un moment pédagogique transformateur, qui sera bien sûr exploité de différentes manières par différents groupes d’intérêt (politiques, religieux et autres) qui chercheront tous à l’utiliser pour favoriser différents types d’apprentissage et amener les gens à des conclusions différentes. Dans une telle situation, notre rôle, en tant que professionnels du développement de carrière, est d’aider les gens à voir qu’il existe toute une gamme de solutions diverses à cette crise et que nous devons y réfléchir attentivement et déterminer qui profite de chacune d’entre elles. Ce type d’analyse peut aider les individus à réfléchir à la manière de conduire leur carrière plus efficacement et à reconnaître que cela ne consiste pas seulement à apprendre par vidéoconférence, mais aussi à exercer des pressions pour obtenir de meilleures indemnités de maladie, des soins de santé, la sécurité d’emploi et du contrôle sur l’orientation de l’économie.

Par conséquent, nous soutenons qu’une approche de justice sociale en matière d’orientation professionnelle reste pertinente, voire essentielle, dans le contexte de ce coronavirus. Dans Career Guidance for Emancipation, nous proposons cinq balises pour montrer à quoi pourrait ressembler une approche socialement juste de l’orientation professionnelle. Dans le contexte de ce coronavirus, cela ressemble à ceci :

Développer la conscience critique. Pendant cette période de crise, les professionnels du développement de carrière peuvent aider les gens à comprendre la situation, et pas seulement à y réagir sur le plan personnel. Cela signifie qu’il faut encourager les gens à réfléchir aux aspects politiques de la situation et à interroger leur position sur les approches adoptées par les gouvernements, les entreprises et les autres acteurs.

Nommer l’oppression. Il est déjà clair que ce coronavirus n’affectera pas tout le monde de la même façon. Les personnes âgées, celles qui souffrent de maladies préexistantes et les personnes immunodéprimées devraient devenir de plus en plus à risque de perdre leur travail, leur santé et, potentiellement, leur vie. Parallèlement, les travailleurs précaires, ceux qui perçoivent un faible salaire et ceux qui n’ont pas de capital de réserve sont également confrontés à des défis particuliers qui vont au-delà du maintien de leur santé. Si ces groupes ne sont pas soutenus, ils risquent de faire les frais de la crise. Les professionnels du développement de carrière peuvent reconnaître les besoins spécifiques de ces groupes, les aider à voir les injustices et les iniquités dans leur traitement et s’organiser en solidarité avec eux pour s’assurer qu’ils peuvent encore avoir accès à une carrière décente.

Remettre en question ce qui est normal. Ce qui est normal évolue rapidement dans la situation actuelle. Mais les discussions sur le “retour à la normale” et sur la “nouvelle normalité” risquent de devenir les frontières qui divisent les débats et discussions politiques. Au cours de notre carrière, cela se manifestera probablement par mille et une micro-luttes à propos des lieux et des moments où nous sommes censés travailler, sur la nature du travail, sur ce qui constitue une maladie, du stress et du bien-être, etc. Encourager les individus à remettre en question et à contester ces idées de normalité est un rôle clé de l’orientation professionnelle.

Encourager les gens à travailler ensemble. Ce coronavirus crée un environnement complexe pour la solidarité sociale. À un certain niveau, il a créé une reconnaissance de l’expérience commune qui transcende l’âge, la race, la nationalité et d’autres marqueurs de différence. D’autre part, il nous a atomisés, nous empêchant de nous rassembler. Les professionnels du développement de carrière peuvent aider les individus à se rassembler à des fins de soutien, de solidarité et d’action. Des groupes d’entraide apparaissent rapidement et nous devons en faire partie. Au fur et à mesure que la nouvelle normalité émerge, les individus peuvent déterminer ensemble comment ils répondent, tant sur le plan personnel que politique, au nouveau contexte dans lequel se développent les carrières. Le travail d’aide à la carrière peut jouer un rôle important en facilitant cette interaction sociale grâce à une variété d’outils en ligne et autres.

Travailler à différents niveaux. Enfin, les professionnels du développement de carrière peuvent reconnaître que la carrière se joue au-delà de leur travail auprès des individus. Nous sommes dans une période de changement et de renégociation rapides et pour que les gens puissent se construire une carrière qui a du sens à leurs yeux, il va falloir intervenir dans les systèmes organisationnels, sociaux et politiques autant que dans les domaines du conseil, de la relation d’aide et de l’éducation.

Ce ne sont pas nos derniers mots

La pandémie de coronavirus est une situation permanente. Nous ne prétendons pas comprendre ce qui se passe, ni où cela va nous mener. Cet essai est une première tentative de théoriser la situation et de réfléchir au type de réponse que l’orientation professionnelle pourrait y apporter. Nous aimerions avoir l’avis d’autres personnes et souhaiterions la bienvenue à celles qui souhaitent en écrire davantage à ce sujet.

En attendant, nous invitons les gens à rester en sécurité, à continuer à pratiquer une orientation professionnelle socialement juste, là où ils le peuvent, et à s’accrocher à l’idée que l’avenir pourrait encore nous conduire à un monde meilleur.

 

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